Corée du Sud : un compétiteur mondial en moins ?
L’abandon de l’énergie nucléaire en Corée annoncée ce mois-ci par le Président Moon Jae-In constitue-t-elle en soi, une bonne nouvelle pour la filière nucléaire française ?
Fin 2009, la décision des Émirats Arabes Unis d'attribuer le projet neuf de quatre tranches au consortium emmené par KEPCO marquait tout à la fois l'éclosion d'une filière coréenne ambitieuse et l'échec d'une filière française alors empêtrée dans ses querelles hors d'âge. Depuis, force est de constater que les deux nations ont eu moins de succès à l' export qu'escompté...
Même en affichant des résultats flatteurs en matière de respect des délais de construction à Barakah, les Coréens n'ont en effet pas réussi à gagner d'autres projets de tranches neuves à l'international, depuis 2009. La filière a su néanmoins mettre en musique une stratégie d'approche intensive des pays newcomers et une offre commerciale intéressante et diverse...
De son côté, la filière française n'a pas glané autant de contrats pour l'EPR qu'elle l'espérait depuis la signature d'OL3 fin 2003 - on a parlé depuis d'Afrique du Sud, de Canada, des Etats-Unis, d'Inde, d'Italie, de Jordanie, d'Arabie Saoudite... La seule implémentation du projet Taishan -2 tranches EPR signées fin 2007- n'a pas pu cacher les difficultés globales d'Areva affectant l'image du nucléaire tricolore à l'étranger : incommensurables retards du projet finlandais, comptes dans le rouge et mises en causes multiples par l'ASN.
Pour autant, malgré les nombreux rebondissements et ses douloureux épisodes de stop&go, le lancement définitif du projet de deux EPR à Hinkley Point a enfin marqué positivement les esprits en septembre 2016 et fait renaître des espoirs en l'avenir de la filière française. La création d'eDVANCE en mai 2017 et son ambition internationale affichée en est l'illustration la plus éclatante : "être un EPCC de l'îlot nucléaire de niveau mondial" et "soutenir le développement à l'international de la filière française". La refondation de celle-ci se poursuit d'ailleurs ; la scission d'Areva devant se finaliser fin 2017...
Alors même que ces nouvelles remettent l'optimisme à l'ordre du jour des réunions de l' équipe française du nucléaire, l'équipe coréenne a vu son ciel s'assombrir récemment. Le revirement drastique de la politique énergétique du pays voulu par le nouveau Président Moon Jae-In - élu trois jours après le Président Macron - a en effet de quoi inquiéter la filière nucléaire coréenne.
Prenant la parole à l'occasion de la cérémonie d'arrêt définitif de la tranche 1 du site de Kori - PWR de 576 MWe, mis en service en 1978 - Moon a déclaré vouloir enterrer les plans de projets neufs domestiques et arrêter la construction des tranches 5 et 6 de Shin-Kori. Le permis de construction de ces deux APR1400 a pourtant été délivré le 23 juin 2016 et le projet affichait au 30 avril 2017 un avancement de près de 28%. Il a ajouté qu'il empêcherait la prolongation de durée de vie des tranches au-delà de la licence d'exploitation (40 ans) et qu'il ferait stopper "dès que possible" la tranche 1 de Wolsong - PHWR de 657 MWe, mis en service en 1983 - alors même que KHNP y a investi 560 Milliard de Won (800 Millions d'Euros environ) pour les travaux de jouvence et a reçu en 2012 l'approbation de l'autorité de sûreté pour une exploitation jusqu'en 2022...
Il est intéressant d'observer que le Président Moon s'est cependant gardé de parler des projets à l'export, dans son allocution.
C'est ici que le parallèle entre les deux pays est intéressant. L'histoire de la décennie passée a en effet clairement montré en France comme en Corée du Sud que, sans volonté politique et sans vision stratégique imposée par la tutelle étatique, l'industrie nucléaire perd en efficacité, tant son sort est lié à la sphère publique. Ainsi, l'absence de décision de l'Etat français a laissé gonflé - pire, a favorisé parfois - les querelles entre les Directions d'EDF et d'AREVA avec des conséquences désastreuses en matière d'export. La décision du rôle d'EDF comme chef de file à l'export, assorti de sa prise de contrôle de la branche Réacteurs & Services d'AREVA n'a commencé à être tranchée qu'en juin 2015 et sa mise en musique se fait depuis 2 ans...
En Corée du sud, la structuration de l'équipe coréenne du nucléaire s'est faite au début des années 2000, après l'impulsion donnée par le projet gagné aux Emirats Arabes Unis. Galvanisé par ce succès, la filière s'est organisée pour être plus lisible, par les clients internationaux notamment. Ainsi, l'ingénierie KOPEC (photo) est alors rebaptisée KEPCO E&C, le fabricant de combustible devient KEPCO Nuclear Fuel et l'entreprise de maintenance KEPCO KPS. Les logos sont alors "homogénéisés".
Telle qu'établie, l'organisation place alors KHNP dans une position d'opérateur de parc uniquement, ce qui ne correspond pas à ses ambitions.
Dès lors, les tiraillements entre KEPCO et KHNP ont pénalisé l'industrie nucléaire coréenne. Bien sûr, les scandales sur les falsifications, les scandales de corruption et la désastreuse cyberattaque de fin 2014 - allant jusqu'à obliger des salariés d'utiliser leur email personnel pour pouvoir continuer à travailler - ont brouillé les frères ennemis ; chacun se renvoyant la balle et perdant confiance en l'autre. Mais c'est aussi la place réservée à chacun d'entre eux dans la conquête de marché à l'international qui a généré des frictions.
Là encore, le manque de décision de la part de l'Etat actionnaire a plombé leur efficacité avant que la Présidente Park Guen-Hye - dont l'empeachment en mars 2017 (et l'incarcération actuelle) a ouvert la voie aux élections anticipées ayant permis l'accession au pouvoir de Moon -ne tente de clarifier les rôles bien tardivement, lors du Nuclear National Council de l'été 2016. KHNP redevient alors le fer de lance sur la prospection des projets neufs à l'export, embarquant le reste de la filière autour de lui ; KEPCO gardant la main sur le projet en cours de réalisation à Barakah.
Mais des doutes subsistent quant à la répartition des rôles pour certains pays clés...
La décision du Président Moon est certes un coup dur pour le moral des équipes coréennes du nucléaire. Privée du marché intérieur pour les projets neufs, la vision de moyen terme de cette industrie phare - avec l'automobile, les semi-conducteurs et les chantiers navals - est brouillée. Cependant, il faut compter sur la résilience des acteurs de cette industrie. En effet, tout comme la filière française a su péniblement mais continuellement se réorganiser malgré la restrictions des opportunités de projets neufs sur son marché intérieur - abandon du projet de Penly, loi de transition énergétique notamment - il est fort à parier que les Coréens sauront rebondir. Ils ont beaucoup investi depuis 2009 et beaucoup d'entre eux ne sont pas prêts à jeter le gant, concernant la compétition internationale, car ils veulent mettre à profit les efforts consentis depuis une décennie. Ils ont plusieurs atouts pour réussir leur pari et obtenir - enfin - un retour sur investissement.
Tout d'abord, le réacteur APR 1400 : malgré les débats récurrents sur son appartenance générationnelle (2G, 2G+, 3G...), ils l'ont construit et ont inauguré la mise en service industrielle le premier APR 1400 sur leur sol en décembre 2016 : tranche 1 Shin-Kori. Surtout, ce vaisseau amiral leur a permis de gagner aux EAU. Avec cette vitrine, ils peuvent se targuer aujourd'hui de tenir leurs engagements auprès de leur client, en temps et en budget ; arguments que les prospects savent entendre, surtout quand ils comparent avec les résultats des compétiteurs...
Ensuite, ils ont réussi à bâtir un portfolio complet de réacteurs, cadrés pour chaque segment de marché.
Partant de l'APR1400, ils ont adapté le design aux exigences du marché US - donnant l'US-APR - et du marché Européen - donnant l'EU-APR. Puis, ils les ont soumis aux évaluations des instances adéquates. Ainsi, ils attendent pour 2019 les résultats de l'évaluation générique de la NRC débutée en mars 2015. Ils ont aussi déposé un dossier d'évaluation EUR dès 2011. Cette certification EUR, sésame indispensable pour répondre aux appels d'offres de la plupart des électriciens européens, leur est promise pour cette fin d'année 2017. Ce processus leur a permis par la même occasion des rapprochements stratégiques avec le groupe CEZ en tchéquie et EnergoAtom en Ukraine...A titre de comparaison, le Hualong one chinois n'a commencé son évaluation EUR qu'en Octobre 2015.
A grand renfort de financement, ils ont également développé l'APR+, version modernisée et gonflée à 1500 MWe. Il sera néanmoins difficile à imposer à l'export : la construction planifiée de 2 tranches sur le site en projet de Cheon-ji, de facto abandonnée après le coup d'arrêt de Moon, devait servir de "maison témoin". Ils proposent enfin sur le marché un réacteur de moyenne puissance, APR1000+ intégrant le retour d'expérience en design et en exploitation du réacteur indigène OPR1000 et de son grand frère APR1400.
Ce portfolio des réacteurs de puissance est complétée par des réacteurs de recherche HANARO, le PGSFR - un GenIV, réacteur rapide à sodium fondu - et aussi par le réacteur modulaire SMART qui a su séduire les Saoudiens, donnant ainsi un avantage concurrentiel pour la suite...
L'ancrage de long terme dans la péninsule arabique est d'ailleurs un autre atout de la filière coréenne pour son rebond à l'export. S'appuyant sur leur contrat de construction des 4 tranches à Barakah, ils ont réussi à vendre la maintenance et même l'exploitation des tranches, pour les décennies à venir. De quoi laisser le temps au pays voisins de mûrir leurs ambitions nucléaires, tout jouant la carte de la proximité...et de négocier sur place des potentielles tranches supplémentaires commandées par ENEC.
Aussi, on notera deux autres atouts que la filière coréenne a mis en place depuis le début du siècle : un système éducatif ouvert sur l'international et une coopération internationale avec les pays du sud, potentiels Newcomers.
Ainsi, dans la prestigieuse KDI School de Sejong, - principale inspiratrice des politiques énergétiques du pays pendant des décennies - il n'est pas impossible de voir à l'heure du déjeuner attablés ensemble des étudiants étrangers bien notés dans leur pays, bénéficiant ainsi d'une généreuse bourse coréenne - en provenance par exemple d'Arménie, du Turkménistan, du Kazakhstan... Il n'est pas non moins possible que se côtoient des étudiants de quinze nationalités différentes - vietnamiens, turques, indonésiens, égyptiens, malaisiens, hongrois...- dans la toute rutilante université KINGS (KEPCO International Nuclear Graduate School), jouxtant le site nucléaire de Kori,
Pour terminer le tour d'horizon des atouts de la filière nucléaire coréenne, on ne peut pas taire leur généreuse politique R&D. Elle a peu d'équivalent et a abreuvé de nombreuses start-up et PME qui en ont profité pour développer des équipements nouveaux ou des logiciels innovants ou bien bâtir des maquettes d'essais - qu'utilisent d'ailleurs leurs clients grands comptes.
A titre d'exemple, la prise en charge par leur gouvernement de leurs dépenses R&D dans un programme Européen EUROSTARS (si, si, ils y ont accès !) est de 70% - contre 40% en France. Ils risquent cependant de se trouver rapidement à la peine si les subventions sont trop rapidement réorientés hors du secteur nucléaire...
Pour conclure, tout comme les industriels nucléaires japonais privés de leur marché intérieur après Fukushima, la filière nucléaire coréenne ne voudra certainement pas se laisser mourir - surtout après avoir fait tant d'effort. Il est fort à parier que la résistance au changement à l'intérieur des entreprises publiques du holding KEPCO sera relayée par les Chaebols voyant leurs intérêts privés contrariés par la déclaration de Moon. Pour cela, ils pourront s'appuyer sur leurs atouts, comme vu ci-dessus, sur leur réseau international et aussi profiter de leur avantage géographique - c'est bien en Asie que se construiront la plupart des réacteurs nucléaires d'ici 2030...La grande compétition mondiale continue dans le secteur nucléaire...